Terrible drame – Chapitre 3 (suite et fin)
Une fois au sol, je fonçai en direction du concert d’insultes qu’échangeaient ma sœur et N’a-qu’un-œil. Ils n’en étaient pas encore venus aux pattes ni aux griffes. Cela valait mieux pour ma sœur. L’autre savait qu’il ne fallait pas que je lui attrape une oreille. Dès qu’il m’entendit, il se mit à fuir. Mais au lieu de tourner les talons, de quitter la maison où il avait osé pénétrer, il sauta sur ce que ma mère appelait la « table ». Ma sœur le suivit aussitôt. J’hésitai un instant. Je n’avais jamais osé plonger dans le brouillard du haut. J’essayais d’évaluer la puissance à donner à mon saut, quand j’entendis un cri de douleur. C’était ma sœur. Je ne pouvais pas l’abandonner, je bondis.
Pendant quelques instants, j’ai vécu ce que vivent les jeunes oiseaux lorsqu’ils s’envolent pour la première fois. Les quatre pattes grandes écartées (je devais ressembler à ces écureuils croisés avec des chauves-souris que l’on rencontre dans certaines forêts tropicales…), je n’étais pas un oiseau et pourtant je n’étais plus un chat. Et ce qui devait finir par arriver arriva, je repris contact avec le sol, qui se jeta soudain sous moi avec brutalité et m’envoya rouler à quelques mètres derrière la fameuse… « table ». J’avais mal calculé mon saut : j’avais bondi trop loin, trop haut, et sauté par-dessus cette foutue « table ». Les cris de ma sœur ne s’étaient pas arrêtés. Ils étaient d’autant plus déchirants que j’entendais les ricanements de l’autre crapule. Il se permettait de commenter ! « Il est comique, ton gros patapouf de frère. » Voilà ce que ce bâtard dégénéré osait proférer !
Autant vous dire que mon sang ne fit qu’un tour. Je pris mon élan, en ne mettant pas trop de force dans ce bond. Je me ramassai, je remuai légèrement mon arrière-train pour intégrer l’espace (comme nous faisons tous) et je me lançai. Quand je vis sortir du brouillard une masse horizontale et sombre, je sus, en un quart de seconde, que j’avais à nouveau mal évalué la distance, que toute la vie pouvait défiler en très peu de temps et, surtout, que j’allais me prendre un gadin de première. Ensuite, je n’ai plus rien su.
Quand je revins à moi, j’étais allongé sur la fraîcheur du sol carrelé. Aucun bruit ne me parvenait sinon, du dehors, des chants d’oiseaux et quelques éclats de voix. Plus le moindre miaulement. J’avais un mal de crâne épouvantable. J’étais anéanti. Je venais de comprendre que j’étais différent des autres.
J’appris ce jour-là que la vie pouvait basculer d’un coup. Je serais mort, cela n’aurait pas été pire. Je ne valais pas mieux qu’une taupe, ce petit animal ridicule qui se terre sous terre. J’étais miro. Pour un chat, il ne peut rien arriver de pire, sinon qu’il expire. À moins qu’il n’habite un palais, qu’il ne soit le roi, protégé par des cohortes de larbins à ses petits soins, que la nourriture ne lui soit offerte chaque jour et que des coussins de soie ne soient glissés sous ses flancs délicats.
Ma sœur ne me pardonna pas de l’avoir ainsi abandonnée.
— Le pire, c’est que tu n’as même pas répondu à ses insultes !
Les jours qui ont suivi ont été les pires de ma vie. J’avais perdu mon honneur. Tous se moquaient de moi, même les souris.
Elles chantaient :
Le chat de la cousine
N’a pas la taille fine
Et fait des drôl’de bonds
Pour se flanquer des gnons gnongnon
Et elles ajoutaient en refrain :
Miaou, miaou, qu’il est touchant le chant du chat
Ronron ronron
Et viv’le chat, et viv’le chat…
Je vous fais grâce de l’ensemble des couplets, mon masochisme a des limites.
Quelques remarques sur ce Terrible drame
Un terrible drame
Ce Terrible drame porte bien son nom : deuxième partie du troisième chapitre de Ne pas se fier aux apparences, il provoque toujours en moi un frisson de désarroi. Oui, même moi, Eschylle, très jeune, de lourdes épreuves me furent octoyées par la vie. Et pourtant, je n’ai pas baissé les pattes, je me suis battu pour triompher de ces malheurs.
Comment ?
Tu le sauras en lisant la suite.
Lire depuis le début
Si tu n’as pas lu les chapitres précédents, ami lecteur (et si tu lis ces mots, tu es un ami puisque tu t’es abonné), il te suffit de revenir en arrière. Je te conseille de lire, avant ce Terrible drame, dans l’ordre, le premier chapitre, puis les suivants, la première et deuxième partie du chapitre 2, et enfin, le début de ce troisième chapitre.
Réinventer le monde
Cela dit, les deux-pattes sont ainsi faits qu’ils aiment parfois picorer à droite et à gauche et recomposer une histoire au hasard. C’est ta liberté, ô mon ami, elle t’appartient, et plus que jamais avec ce réseau des réseaux qu’est internet.
Il est aussi possible, si tu ne l’as déjà fait, de commander L’Arc de la lune sur Amazon ou dans la librairie la plus proche de ton domicile.
J’ai nommé cet épisode, Terrible drame car, après t’avoir présenté le village de mon enfance, Kador-sur-Veuve-Joyeuse, puis Bélerin, celui qui devint mon compère pour la vie, il était naturel que j’évoque le terrible drame que vécut le personnage principal de L’Eschylliade, c’est-à-dire moi, juste après sa naissance. Il n’est pas conté dans les livres d’histoire de Belmilor. Désormais, tu le connais. Les enfants du Haut-Royaume de Lear l’ignorent. Tu es donc, en quelque sorte, un privilégié. Il fallait que je narre mon terrible drame.
Une invention
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Soutenir directement le personnage d’un récit est un procédé révolutionnaire. Cette aide permettra à mon deux-pattes de payer tous les frais engagés dans cette histoire et de rétribuer en partie son investissement à mon service. Cela permettra aussi de proposer une autre manière de toucher le lecteur et de le relier directement à l’auteur et à son personnage principal, moi en l’occurrence. Cela m’offrira aussi ma ration quotidienne de poisson frais (j’épargnerai ainsi les pauvres souris des greniers avoisinants, qui vivent chaque jour et, de ce fait, un terrible drame, et qui se sauvent dès que j’apparais alors que, parfois, je souhaiterais jouer avec elles).
Par ce procédé, tu deviendras, toi, le lecteur, l’employeur, le diffuseur, le distributeur et le libraire de mon œuvre. Si quelque chose te turlupine, n’hésite pas à me l’écrire, je te répondrai. J’en suis à mes débuts, j’apprends. Ton retour, ton ressenti m’est nécessaire : mon deux-pattes est un incapable en matière de diffusion et communication. Je compte donc sur toi.
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