Introduction – Ressentir et exprimer
« Il faut ressentir avant d’exprimer ». Cette phrase, entendue par mon deux-pattes autrefois, lui a fait l’effet d’une bombe atomique explosant au cœur de l’océan : elle a provoqué un tsunami en lui, elle a emporté sur son passage les traces du chemin tout tracé qu’il suivait alors. Ressentir et exprimer sont devenus comme un battement de cœur nécessaire à la vie.
Vivre
Ressentir et exprimer sont au cœur de l’acte de création, quel qu’il soit. L’un procède de l’autre. Les deux-pattes dogmatiques rejettent ce mot, le « ressenti »… et pourtant, « cette impression, ou sensation, physique ou mentale, que l’on éprouve », telle que définie par le Petit Robert 2013, n’est-elle pas la base même de notre rapport au monde ? Nos cinq sens nous permettent de percevoir ce monde par le physique et le mental. Ils sont la seule vérité concrète, tangible de notre existence. Cette prise de conscience est indispensable pour approcher au plus près l’expression, l’adaptation à nos langages, de cette perception.
Un langage
Tout langage repose sur des codes, ceux que partage une communauté de deux-pattes réunis pour la circonstance, autour d’une œuvre. Ressentir et exprimer ses sensations avec précision permet de diffuser la beauté.
Fernando Pessoa
Dans son Gardeur de troupeau, Fernando Pessoa, sous l’hétéronyme Alberto Caeiro, écrit :
Je suis un gardeur de troupeaux.
Le troupeau, ce sont mes pensées
Et mes pensées sont toutes sensations.
Je pense avec les yeux et avec les oreilles
Et avec les mains et les pieds
Et avec le nez et la bouche.Penser une fleur c’est la voir et la respirer
Et manger un fruit c’est en savoir le sens.C’est pourquoi lorsque par un jour de chaleur
Je me sens triste d’en jouir à ce point,
Et que je m’étends de tout mon long dans l’herbe,
Et que je ferme mes yeux brûlants,
Je sens mon corps entier étendu dans la réalité,
Je connais la vérité et suis heureux.
Ce troupeau, cette vérité, n’est-elle pas celle des sens ? Ressentir et exprimer n’est-il pas l’acte au cœur même de ce poème ? Les deux-pattes, par leur oubli du contact sensoriel avec la nature, par exemple, ne se désolidarisent-ils pas de la grande horlogerie universelle des consciences de l’univers ?
Ressentir et exprimer : vivre
Il suffit de s’exposer au soleil pour éprouver le bienfait de ses caresses. Une nuit étoilée, dans une campagne isolée, offre aux regards le spectacle de l’éternité. Une rose donne sa fragrance à qui sait la recevoir. De cet abricot, qui s’ouvre sous la langue gourmande, jaillit un arôme à nul autre pareil. Un simple battement de cœur provoque chez qui sait l’entendre une émotion partagée. Ressentir et exprimer permet de goûter, sentir, toucher, voir, entendre et dire ses sensations.
Partager
N’est-ce pas cet acte, le partage, que le deux-pattes recherche quand il lit ? Je dirais : toute conscience poursuit cette quête. Ressentir et exprimer, partager son ressenti avec l’autre est l’une des joies de l’existence.
« Dire ! Savoir dire ! Savoir exister par la voix écrite et l’image mentale ! » peut être l’objectif de toute une vie pour un deux-pattes… mais aussi de toute conscience armée de ses cinq sens ou, du moins, de sa perception du monde.
J’ajouterai une autre dimension évoquée par Pessoa : cette image mentale, et que j’appelle le rêve. Écrire, pour moi, Eschylle, c’est d’abord écrire du rêve, c’est provoquer la rêverie en l’autre, c’est ouvrir les frontières d’un monde deux-pattes étriqué et découvrir en soi (pour le lecteur) un univers illimité… le même que celui dans lequel il baigne… Ressentir et exprimer ce rêve est, pour moi, un accomplissement.
Ambivalence
Toute conscience, isolée, n’est-elle pas ambivalente, c’est-à-dire partagée ?
L’amoureux éperdu (je parle du deux-pattes), lorsqu’il évoque en lui la femme aimée, ne se pose-t-il pas tout de même mille questions qui vont à l’encontre de son élan, et ne se nourrit-il pas de ces obstacles ?
Le tueur (je pense à nous autres chats avec les souris, par exemple) n’éprouve-t-il pas de l’amour pour sa victime à l’instant de la mise à mort ?
D’où cette nécessité de partager avec une autre conscience. Ressentir et exprimer avec l’autre est de nature subtile et touche à la communication avec tout ce qui nous dépasse.
Pourquoi ?
Je n’ai pas la réponse mais je crois à la nécessité de partager avec l’autre pour mieux comprendre la fracture qui est en soi, que toute conscience porte en elle, comme un oiseau blessé. Partager, c’est diviser, fragmenter, se déverser en l’autre et se nourrir de lui, c’est à la fois se perdre en l’autre et se trouver un peu… Ressentir et exprimer avec l’autre nous rend vivants.
Ressentir
J’aime beaucoup ce mot, ambivalent jusque dans son sens.
En effet, l’étranger à la langue française pourrait penser que ce verbe signifie « sentir à nouveau ».
Or, Le Petit Robert 2013 donne les sens suivants :
- Éprouver vivement, sentir (l’effet moral d’une cause extérieure) – Éprouver les conséquence pénibles de (une chose physique) ;
- Être pleinement conscient de (un état subjectif, sentiment, tendance) – Éprouver, subir (une douleur physique) ;
- Se souvenir avec ressentiment ou avec reconnaissance.
Quant à l’ambivalence, le troisième sens donné par notre dictionnaire est très clair, si je puis m’exprimer ainsi.
Pour l’écrire autrement, je dirais que ressentir, c’est sentir au plus profond de soi. C’est ce qui entre en résonance avec notre être, notre conscience, sans que nous puissions toujours le définir avec clarté.
N’est-ce pas de l’obscurité que naît la lumière ?
Ressentir, c’est entendre ce qui résonne en soi, inconnu et puissant et qui déstabilise, qui sort l’esprit de son confort quiet.
Exprimer
Là encore, il est bon de se munir d’une définition tirée du dictionnaire (toujours le même) :
- Rendre sensible par un signe
- Faire connaître par le langage
- Définir, représenter (une chose, un événement) ;
- Servir à noter (une quantité, une relation) ;
- Rendre sensible, faire connaître par le moyen de l’art ;
- Rendre sensible par le comportement.
- S’exprimer
- Manifester sa pensée, ses sentiments (par le langage, les gestes, l’art, etc.)
- Être exprimé.
Ce qui m’intéresse dans cette définition est cette notion de langage, de code.
De même que le metteur en scène, lors d’une représentation, va donner au spectateur des codes visuels afin qu’il suive son cheminement à l’intérieur d’une œuvre quant au jeu des acteurs,
de même l’auteur, par son style, offre au lecteur les clés pour suivre le sens des mots déposés.
Exprimer, donc, cela s’apprend par une pratique quotidienne, afin de rendre limpide au lecteur ce que porte en soi l’auteur.
C’est aussi mettre en forme, donner forme au ressenti.
Ce qui nous ramène au vieux débat sur le fond et la forme.
Pour ma part, tu l’auras compris, ô lecteur deux-pattes qui, si tu es parvenu à ce mot, suis un peu mon propre cheminement, je considère que fond et forme sont indissociables et méritent de progresser de concert, en harmonie. De même, ressentir et exprimer sont deux actions complémentaires.
Voilà pourquoi j’aime la structure offerte par le sonnet ou le haïku, voilà pourquoi je m’intéresse à la ponctuation, sous toutes ses formes, voilà pourquoi j’ai intitulé ce carnet de bord, Écrire du rêve. Voilà aussi pourquoi le genre romanesque que j’affectionne est la fantasy, parce qu’il est la meilleure voie pour narrer ma vie de l’autre côté. Un jour, tu pourras lire, ô lecteur attentif parvenu jusqu’à cette ligne, mes aventures dans l’Eschylliade, dictée à mon deux-pattes, et que je publierai peut-être en ligne sous forme d’un feuilleton. Pour l’heure, si tu veux te familiariser avec cet univers, tu peux lire le roman L’Arc de la lune ou la nouvelle La Plus grande magie, parus tous deux aux Éditions du Chemin.
Je te souhaite de beaux jours et de somptueuses nuits peuplés de rêves…
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J’ai beaucoup aimé ce que j’ai lu.
Tu as l’art de savoir vulgariser ton art dans le fond et la forme…
Joyeuses fêtes
Je suis ravie de te lire ici ton esprit philosophique prête à réfléchir sur les divers points de l’existence et son forts intéressants.
Promesse faite promesse tenue
Bonne fête à toi
Emma
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